Raja Casablanca : quand le football rime avec lutte sociale
Dans les tribunes du stade Mohammed V, les chants dépassent le football. Ils dénoncent injustices sociales et corruption et expriment une solidarité forte avec les peuples opprimés.
Au Maroc, difficile de trouver un club incarnant aussi intensément la contestation populaire que le Raja Casablanca. Né dans le quartier populaire et militant de Derb Sultan, le RCA porte depuis ses débuts la voix de la jeunesse et des classes défavorisées. L’engagement des supporters rajawis est même devenu une référence bien au-delà des frontières du Royaume. Un article du journaliste Amir Boulal.
Un club né dans les luttes
Le Raja est fondé en 1949 sous le protectorat français.
Lieu de naissance : Derb Sultan, un quartier pauvre et militant. C’est un bastion de la résistance anticoloniale, un endroit où le football s’invite dans les discussions politiques.
Le club ne se crée pas autour d’un mécène puissant ou d’une élite urbaine. À la base, ce sont des syndicalistes, des artistes, des nationalistes. Dès le départ, le Raja a donc une mission : représenter les gens d’en bas. “Le Raja s’est toujours appuyé sur les artistes, les syndicalistes, les prolétaires, rappelle Saïd El Abadi, journaliste et auteur de L’Histoire du football africain aux éditions Faces Cachées. C’est la nature même de ce club depuis sa création.”
Après l’indépendance en 1956, cette identité ne disparaît pas. Elle évolue : le Raja devient la voix d’une jeunesse qui réclame sa place dans la société. Et pour comprendre ce club, il faut comprendre Casablanca. La ville est coupée en deux par sa rivalité footballistique : d’un côté, il y a le Wydad Athletic Club. Plus vieux de 12 ans que son rival, il est plus proche de la classe bourgeoise, tandis que le Raja revêt une dimension populaire puisqu’il a toujours été lié au mouvement syndicaliste marocain dont sont issus nombre de ses fondateurs et présidents. Cette opposition structure le football marocain depuis plus de 70 ans. Les derbys ne sont donc pas de simples matches de football, ce sont des chocs entre deux visions du pays.
Le virage comme lieu de revendication
Le stade Mohammed V est le centre névralgique du Raja. C’est ici que tout se joue, les matchs, les slogans et la contestation. Anciennement appelé Stade Marcel-Cerdan (un boxeur français) puis Stade d’Honneur, il est le poumon du club. Et la Curva Sud en est le battement le plus fort : c’est de là que partent les chants, que la colère s’exprime et que la politique prend le micro.
La Curva Sud, c’est le virage Sud du stade Mohammed V. On l’appelle aussi “Magana”, “l’horloge” en dialecte marocain, en référence à l’écran géant qui surplombait autrefois cette tribune. Deux groupes d’ultras s’y partagent l’animation, les Green Boys et les Ultras Eagles. Ils s’occupent de tout : chorégraphies, tifos, préparation des chants et ambiance générale du stade. C’est ici que naissent les chants les plus connus du Raja.
À commencer par “F’Bladi Delmouni” (“Opprimé dans mon pays”), qui a dépassé les frontières du Royaume. Créé en 2018, ce chant décrit la réalité d’une jeunesse marocaine qui se sent abandonnée. Il est devenu un phénomène national avant de gagner d’autres supporters à l’international. Les Ultras Eagles y dénoncent l’absence de perspectives, le chômage et les violences policières.
Extrait des paroles de “F’Bladi Delmouni” :
"Dans ce pays, on vit dans un nuage d’ombre On ne demande que la paix sociale (….) Ils nous ont drogués avec le haschich de Ketama Ils nous ont laissés comme des orphelins À attendre la punition du dernier jour (…) Des talents ont été détruits par les drogues que vous leur fournissez Comment voulez-vous qu’ils brillent ? Vous avez volé les richesses de notre pays Les avez partagées avec des étrangers Vous avez détruit toute une génération…"
Ces mots, qui expriment un sentiment d’injustice et de mépris envers les gouvernants, ont trouvé un écho dans l’esprit de la jeunesse nord-africaine. Car “F’Bladi Delmouni” ne s’est pas cantonné qu’au Maroc : il s’est exporté chez ses voisins. En Algérie, lors du mouvement du Hirak, les paroles des supporters du Raja ont retenti pendant les manifestations exigeant le départ du président Abdelaziz Bouteflika. En Tunisie, à l’annonce de la victoire de Kaïs Saïed lors du second tour de l’élection présidentielle de 2020, des partisans du nouveau président ont repris le morceau pour exprimer leur joie. Depuis, ce chant refait surface régulièrement dans plusieurs stades d’Afrique du Nord, repris par des supporters qui vivent les mêmes frustrations sociales. Il a même été traduit dans onze langues différentes. Une diffusion qui confirme, selon Saïd El Abadi, que “leurs chants ont une portée sociale et revendicative qui traverse les frontières”.
La voix des opprimé·es partout dans le monde
Les chants des Rajawis ne s’arrêtent pas seulement aux problèmes du pays. Les supporters du Raja s’ouvrent aux luttes des autres, convaincus d’être les porte-voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. C’est dans cet esprit qu’est né “Rajawi Filistini”, un chant devenu symbole de leur solidarité avec la Palestine. Il a été entonné pour la première fois début 2019 à l’occasion du Yawm al‑Ard (le Jour de la Terre), commémoré chaque 30 mars par les Palestiniens. Il y est question de Gaza, de Ramallah, de Rafah et d’un monde arabe “endormi”.
Extrait des paroles de “Rajawi Filistini” :
"Ô pour toi, mon cœur est triste Et cela fait des années que nos larmes coulent Pour toi, ma bien-aimée, ô Palestine Les Arabes sont endormis Ô toi le plus beau pays Que Dieu te protège De l’oppression des faux frères ennemis Et des sionistes qui convoitent ta terre"
Ces derniers mois, le chant a retrouvé une nouvelle vie, portée par le génocide commis par Israël dans la bande de Gaza. “Rajawi Filistini” n’est plus seulement entonné dans les virages du stade Mohammed V : il a franchi les frontières. On l’entend désormais dans les manifestations pro-Palestine du monde entier, repris par des foules entières en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et parfois même dans des stades où le Raja n’a jamais joué.
Le média Al Jazeera l’a décrit comme “le chant le plus vu et repris contre l’occupation israélienne”. Son écho a dépassé les tribunes : des artistes arabes, du Maroc à la Jordanie, ont repris ses paroles, les adaptant à leur manière pour exprimer la douleur de Gaza et rappeler que la solidarité n’a ni club ni frontière.
Des supporters engagés à l’échelle nationale
Mais le Raja n’est pas seul à incarner cette fibre contestataire. Le football marocain possède une véritable culture ultra, et plusieurs clubs de première et de deuxième division ont souvent utilisé les tribunes pour faire passer des messages politiques. Ces dernières semaines, cette conscience collective s’est exprimée à travers le soutien au mouvement GenZ 212, né en ligne et porté par une jeunesse marocaine qui réclame davantage de liberté, de dignité et de justice sociale. Sur les réseaux, ce mouvement appelle à une réforme profonde du système social, économique et politique, en dénonçant la corruption, le manque d’hôpitaux et d’écoles de qualité, ainsi que l’absence de perspectives pour la jeunesse marocaine.
Dans cette dynamique, plusieurs groupes de supporters ont décidé de boycotter les matchs pour marquer leur solidarité. Les Orange Boys de la Renaissance de Berkane ont annoncé qu’ils ne se rendraient pas au stade pour le match du 1er octobre, refusant de “couvrir de chants les injustices subies par les jeunes”. Même position pour les Shark de l’Olympique Safi, qui ont déclaré : “Nos tambours ne battront pas au détriment de la dignité du citoyen qui réclame ses droits fondamentaux dans la rue.” Lors de la réception de Zemamra le 27 septembre dernier, les ultras du Wydad Casablanca, le club ennemi du Raja, ont sorti une banderole faisant écho aux revendications : “Pas d’éducation, pas de soins, et pour le porte-monnaie c’est Dieu qui t’aidera.”
L’engagement dépasse même les tribunes de club : l’association Rosso Verde, fidèle accompagnatrice de la sélection nationale, a choisi de boycotter les rencontres du Maroc au mois d’octobre contre le Congo et Bahreïn, expliquant que “l’amour pour l’équipe nationale demeure”, mais que la situation du pays impose de “soutenir les revendications pacifiques des jeunes autour de droits légitimes comme l’éducation et la santé”.
Comment les autorités réagissent à ces chants ?
Sur le plan politique, le phénomène reste sensible. Les autorités marocaines surveillent de près les tribunes, mais évitent de s’attaquer frontalement aux chants. Quand des sanctions tombent, elles concernent presque toujours l’usage de fumigènes, les débordements ou encore les violences entre supporters, jamais le contenu des paroles. Trop populaire, trop ancré dans la rue, le message serait impossible à censurer sans provoquer un tollé.
“Les autorités écoutent, mais elles ne répondent pas forcément”, explique Saïd El Abadi. Comme si elles avaient compris qu’un nouveau chant dans les tribunes vaut souvent bien plus qu’un simple refrain : c’est un signal.
Du côté des médias sportifs du pays, la posture est tout aussi prudente : on célèbre la ferveur, on filme les tifos, on salue “la plus belle ambiance du Maroc, voire du monde”, mais on s’arrête là. Et petit à petit, la puissance du message se dilue dans le bruit. Comme le résume un supporter rencontré au stade Mohammed V il y a quelques années : “Tout le monde aime la ferveur rajawie, mais personne ne veut assumer ce qu’elle raconte.”
En somme, le Raja Casablanca demeure un symbole vivant de contestation, d’espoir et de solidarité, mais dont la visibilité grandissante implique aussi de nouveaux défis : préserver la force des luttes, sans se laisser réduire au décor du spectacle sportif.


