Quand la Gen Z redéfinit les luttes et la liberté d’expression dans un monde en crise
Portée par un sens aigu de la justice sociale et une défiance croissante envers les institutions, la génération Z à travers le monde invente de nouvelles formes d’engagement.
De Casablanca à Antananarivo en passant par Katmandou, une génération connectée, informée et solidaire reprend la parole. Son arme : la réinvention du langage, de l’action et du collectif. Explications avec la journaliste Malika Alaoui.
Les voix qui s’élèvent
Les mobilisations des jeunes ne sont plus des sursauts isolés. Elles dessinent une carte vibrante du monde, où chaque voix cherche à exister sans se dissoudre. À Casablanca, Katmandou ou Antananarivo, la jeunesse défile dans les rues, brandit ses téléphones pour filmer et diffuser, transforme les réseaux sociaux en tribunes de revendication et fait du militantisme un acte de survie civique. Face à la corruption, aux inégalités, aux crises sociales et climatiques, ces jeunes ne se contentent plus d’attendre : ils imposent leur voix, réinventent le dialogue avec les institutions et transforment les manifestations en acte de documentation et de résistance.
“Cette génération a grandi dans un monde de crises successives : économiques, climatiques, sanitaires, mais aussi démocratiques, souligne Éric George, professeur à l’École des Médias à l’Université du Québec à Montréal, spécialiste de la communication, de la sociopolitique des médias et de la démocratie. Les jeunes comprennent que la communication n’est pas seulement un outil, mais un champ de bataille. La jeunesse actuelle produit ses propres récits. Elle a compris que raconter, c’est déjà revendiquer.”
La révolte comme apprentissage
Mariem Toukabri, doctorante en communication et experte en études médiatiques, a grandi dans la Tunisie du Printemps arabe. Enfant, elle a assisté aux soulèvements populaires, observant les manifestations et les slogans, sans y participer. “J’ai grandi en voyant mon pays se lever, en voyant des gens risquer leur sécurité pour parler. J’ai compris très tôt que la liberté d’expression n’est jamais acquise”, raconte-t-elle.
Ses recherches portent sur la liberté d’expression dans les médias en contexte révolutionnaire, analysant la façon dont les flux d’information et le militantisme citoyen se combinent dans des sociétés en pleine transformation. Quand elle observe les mobilisations contemporaines, elle y retrouve un écho de ses souvenirs: “Ça me fait plaisir de voir que les jeunes ne se contentent pas de subir. Même dans des pays conservateurs où on a été éduqué à rester passif, cette génération ose sortir, crier, réclamer du changement. C’est un signe d’amour et de passion pour son pays.”
Pour Mariem Toukabri, le Printemps arabe a ouvert la voie à une culture de l’expression citoyenne. “Il a montré qu’on pouvait s’organiser et s’engager autrement, notamment grâce aux réseaux sociaux. En Tunisie et en Égypte, Facebook a été un premier terrain d’expérimentation. On a découvert que ces plateformes pouvaient véhiculer des idées et même déclencher des révolutions.”
Attention toutefois à ne pas se laisser berner par les apparences, met en garde la doctorante. Les réseaux sociaux offrent des espaces de parole, mais ils servent aussi à surveiller et à contrôler. Face aux régimes qui refusent la pluralité des voix, les jeunes inventent des stratégies pour contourner la censure, utilisant par exemple Signal (une application de messagerie privée) ou un VPN (un réseau privé virtuel qui protège ses utilisateurices en cryptant leurs données et en masquant leur adresse IP).
Malgré ces obstacles, Mariem Toukabri voit dans cette génération une promesse pour l’avenir. La détermination des jeunes à s’exprimer, même au risque de représailles, incarne une force commune et nourrit l’espoir d’une liberté partagée.
La GenZ 212 face aux promesses et à la répression
Au Maroc, la jeunesse continue à défier le statu quo. Elle revendique des conditions de vie dignes, l’accès aux soins de santé, à l’éducation et à l’emploi, sous l’impulsion du collectif GenZ 212, né sur Discord et suivi par des milliers de jeunes connecté·es. Après deux semaines d’importantes mobilisations, le Roi prononce, le 10 octobre dernier, un discours annonçant d’importants investissements dans les secteurs de l’éducation et de la santé.
Le pays s’apprête ainsi à déployer un budget ambitieux : 140 milliards de dirhams (environ 12,8 milliards d’euros) seront consacrés à ces secteurs en 2026, contre 118 milliards l’an dernier, une hausse d’environ 19 %. Ce plan mise sur la justice sociale et la réduction des inégalités territoriales. De nouveaux hôpitaux verront le jour à Rabat, Agadir et Laâyoune, tandis que 90 établissements seront rénovés à travers le pays. En parallèle, la réforme de l’éducation entend généraliser le préscolaire, renforcer le soutien scolaire et rendre l’enseignement public plus équitable.


Mais ces promesses ne suffisent pas à calmer la colère d’une jeunesse qui ne se reconnaît plus dans le discours institutionnel et qui demandait la démission du gouvernement. “On continue et on va continuer jusqu’à la réalisation de nos objectifs, explique Zakaria (nom d’emprunt), étudiant en génie civil à Casablanca. Les mesures royales sont bénéfiques pour le pays, mais avec la corruption qui persiste, cet argent risque de ne jamais atteindre celles et ceux qui en ont besoin. On réclame nos droits, mais aussi la libération des personnes qui ont été arrêtées au cours des premières mobilisations.”
Après les rassemblements organisés par le collectif GenZ 212, plus de 2 400 personnes, dont 1 400 détenues, sont aujourd’hui poursuivies pour des faits allant de la “rébellion en réunion” à “l’incitation à commettre des crimes”, en passant par “l’outrage et la violence envers les forces de l’ordre”. Parmi elles, 411 ont déjà été condamnées, dont 76 mineurs, à des peines allant de un à quinze ans de prison ferme. Ces arrestations massives font suite à quelques soirées de heurts, où trois personnes ont trouvé la mort, et traduisent une volonté de dissuasion plus que de dialogue. Face à cette répression, l’Association marocaine des droits humains a appelé à garantir des procès équitables, rappelant que les manifestations reflètent avant tout un désir de justice sociale, de transparence et de réformes concrètes.
Au Népal, des manifs dans un climat de crise et de censure
À Katmandou, les jeunes se mobilisent pour l’environnement et la justice sociale. Les glaciers fondent, les catastrophes naturelles s’intensifient et selon la Banque mondiale, 82% de la main-d’œuvre dont dispose le pays est employée de manière informelle, c’est-à-dire sans aucun contrat de travail ni protections légales.
Depuis l’été 2025, le pays traverse une crise d’une ampleur inédite. Déclenchées par le blocage des réseaux sociaux et la dénonciation de la corruption, les manifestations ont dégénéré en émeutes, provoquant la chute du gouvernement de K.P. Sharma Oli, la mort d’au moins 51 personnes et la fuite de plus de 13 500 détenus des prisons du pays. L’armée tente encore de rétablir l’ordre tandis que les jeunes continuent de réclamer justice et transparence dans un climat de peur et de censure.
Dans ce contexte, filmer, documenter et diffuser devient un acte de résistance. Roshan Gurung est étudiant, il a pris part à bon nombre de manifestations dans la capitale. Filmer les mobilisations et les repartager sur les réseaux sociaux, notamment TikTok, lui tient à cœur. “Mon pays, c’est ma maison, mon héritage et je n’ai pas l’intention de le quitter. Je suis ici avec le rêve de construire quelque chose de meilleur pour lui et pour nous tous.” Comme lui, nombreux·ses sont celleux qui ont la ferme intention de changer la trajectoire de leur pays. “Même si ça devait me coûter la vie, je ne peux pas rester silencieux”, ajoute-t-il, un sourire au bout des lèvres.
Les Malgaches face à un durcissement de l’État
À Antananarivo, la Gen Z a commencé à manifester pacifiquement le 25 septembre 2025 pour réclamer des droits vitaux. Les coupures d’électricité, l’accès limité à l’eau et la précarité quotidienne pèsent sur les Malgaches qui ne supportent plus de vivre dans ces conditions. Kintana Rakotomalala, étudiante sur le point de devenir infirmière, fait partie de ces citoyen·nes dont le quotidien est rythmé par les coupures. “Le matin je me lève, je veux me préparer pour aller à l’université ou à mon stage et je n’ai pas d’électricité. Je quitte la maison la boule au ventre parce que je sais que je vais probablement manquer d’électricité le soir aussi... c’est invivable.”
Mais la colère des jeunes s’est heurtée à un durcissement des autorités. Jusqu’ici, les manifestants arrêtés étaient libérés sans charge, mais 28 ont été présentés devant un juge, et cinq placés en détention provisoire dans la prison de Tsiafahy, surpeuplée et décrite comme un “enfer carcéral” par Amnesty International. Au moins 22 personnes ont été tuées et une centaine blessées lors des manifestations, selon un bilan de l’ONU du 29 septembre. Plus de 200 organisations de la société civile ont exprimé leur inquiétude face à ce qu’elles dénoncent comme une dérive militaire dans la gouvernance plutôt qu’une volonté d’apaisement.
“Pendant ce temps, Rajoelina parle à New York de Madagascar comme sanctuaire de la nature… mais de quel sanctuaire il parle ?”, s’interroge Kintana Rakotomalala. Andry Rajoelina, ancien président de Madagascar, a été renversé par un coup d’état mené par le colonel Michael Randrianirina après trois semaines d’intenses mobilisations, puis déchu de sa nationalité malgache.
Dans un pays où 80 % de la population vit avec moins de 15 000 ariary par jour (environ 2,80 euros), le durcissement répressif de l’État alimente la frustration et la détermination de la jeunesse à se faire entendre.
Les nouveaux langages de la résistance
Si la jeunesse se détourne des canaux institutionnels, c’est moins par désintérêt que par lucidité. Dans un monde saturé d’images et de discours creux, elle réinvente le langage de la révolte. À Rabat, des slogans et graffitis se mêlent à des performances artistiques. À Antananarivo, la radio et les podcasts deviennent des outils de documentation et de mobilisation. Au Népal, la jeunesse se réapproprie les danses TikTok suite au blocage des réseaux sociaux par le gouvernement. “On a fait de courtes vidéos où on dansait dans la rue. C’était à la fois une blague et une forme de résistance, notre façon de dire : “Vous pouvez interdire l’application mais vous ne pouvez pas nous faire taire”, précise Roshan Gurung.
“Les jeunes ne demandent plus la parole, ils la prennent, résume Mariem Toukabri. Être visible aujourd’hui, c’est s’exposer. Et pourtant, ils continuent. Parce que parler, même dans le vacarme, reste un acte de foi.”
Derrière ces luttes dispersées, une même urgence résonne : être écouté·e sans être récupéré·e. “La jeunesse nous rappelle que la démocratie n’est pas qu’un cadre institutionnel, c’est un espace d’écoute”, souligne Éric George. Et ces espaces se répondent à travers le monde. Les jeunes, qu’ils soient Marocain·es, Népalais·es ou Malgaches, partagent la même conviction : la liberté d’expression se construit collectivement par le dialogue, la persévérance et la désobéissance créative. “Nous ne sommes pas cyniques, glisse Roshan Gurung. Nous sommes simplement conscient·es que la liberté n’est jamais donnée. Elle se cultive, elle s’apprend, elle se protège. Et c’est peut-être ce qui nous unit, au-delà des frontières, cette obstination à parler malgré tout.”
En Afrique, en Asie et en Amérique latine, les jeunes ne se contentent plus d’attendre le changement : iels le créent, à travers les mots, les gestes, les images et les réseaux. Et c’est dans cette persévérance collective, dans ce refus de la résignation, que se dessine l’avenir d’un monde qui se cherche encore, mais qui ose rêver.


