Décentrer son regard pour raconter les féminismes marocains
Avec Mra Magazine, Kaoutar El Afi et Ilaicha Vandeputte nous emmènent à la rencontre de femmes marocaines qui créent, innovent, se mobilisent.
Du féminisme en Afrique ? Impossible ! Pour l’Occident, les mouvements pour les droits des femmes ne peuvent être pensés qu’à l’aune de la blanchité. Dans cette optique, les peuples Africains et Arabes sont de facto profondément patriarcaux, et donc arriérés. Tu t’en doutes, la réalité est évidemment toute autre.
La colonisation européenne fait par exemple reculer les conditions matérielles d’existence des femmes dans de nombreuses sociétés africaines. Malgré la précarisation de leur statut, elles jouent un rôle essentiel dans les luttes pour l’indépendance. Et leur engagement se poursuit bien après leur victoire sur les colons.
Le féminisme des femmes Africaines et Arabes existe bel et bien, même si le décrire comme tel ne fait pas nécessairement sens pour elles. Il s’incarne de multiples manières, pas toujours perceptibles - ou acceptables - pour le regard occidental. C’est cette diversité d’actions et de mobilisations que Kaoutar El Afi et Ilaicha Vandeputte racontent à travers Mra Magazine.
Les deux journalistes nous emmènent au Maroc, à la rencontre de certaines de ces femmes qui s’organisent, créent, innovent, militent. D’où le nom du magazine, “mra” signifiant “femmes” en darija marocaine.
Pour Kaoutar El Afi, reconnaître véritablement le féminisme marocain nécessite de se défaire du prisme occidental. “Si je regardais les femmes marocaines uniquement à travers ce prisme, je ne percevrais qu’un reflet des attentes occidentales. Cela reviendrait à mesurer leurs réalités selon les critères occidentaux, au risque non seulement de les méconnaître, mais aussi de reproduire les hiérarchies mêmes que le féminisme prétend abolir.”
En tant que journaliste, assumer sa position sociale et se décentrer du regard occidental est indispensable. “Le journalisme n’est jamais neutre. Mon regard est inévitablement empreint de mes propres représentations et j’ai la responsabilité de les interroger. Cela suppose d’accepter de retirer mes propres lunettes, et de reconnaître que chaque choix éditorial – les questions posées, les voix mises en avant, les mots employés – façonne le récit et son sens.”
Cette démarche implique un travail de décolonisation de nos esprits et de notre langage. “Ce n’est que lorsque nous cessons de croire qu’une culture définit la voie pour toutes, que nous pourrons créer un espace où les féminismes – au pluriel – coexistent : en dialogue, jamais en hiérarchie.”
A travers des portraits, des interviews et des photos, Mra Magazine nous raconte une série d’actions concrètes portées par des femmes marocaines, aussi bien dans les domaines de l’emploi et des inégalités de genre que pour la valorisation des cultures Amazigh ou du soutien au peuple Palestinien.
Loin du narratif habituel, qui nous réduit souvent au prisme de l’intime ou de la violence, Ilaicha Vandeputte et Kaoutar El Afi nous font découvrir des femmes actives, qui développent des réflexions et des projets politiques.
“D’un côté, nous faisons face aux conceptions occidentales qui cherchent à définir ce que signifie être une femme “libérée”, “progressiste” ou “moderne”, bien souvent sans écouter notre propre manière d’aborder ces questions. De l’autre, au sein de nos diasporas, notamment dans les communautés installées à l’étranger depuis plusieurs générations, il existe parfois une distance avec les réalités du vécu des femmes au Maroc aujourd’hui. Cette distance peut conduire à s’accrocher à des référentiels dépassés, qui ne reflètent plus les vies ni les luttes actuelles des femmes sur le terrain.”
Qui mieux, dès lors, que les premières concernées pour raconter l’histoire le plus justement possible ? “Lorsqu’elles prennent la parole, elles apportent une nuance, une complexité et une vérité qui échappent à celleux qui ne font qu’observer de l’extérieur.”
Très riche sur le fond, Mra Magazine l’est aussi sur la forme. C’est un bel objet, très visuel, avec beaucoup de couleurs et de photos - toutes réalisées par Ilaicha Vandeputte. Des choix graphiques et artistiques loin d’être anodins. Le rose pour la chaleur, la joie et la célébration ; le vert pour la croissance, le renouveau et l’espérance.
“Nous savons qu’être femme n’est pas toujours facile, mais c’est une expérience pleine de vitalité, de créativité et de courage – et c’est précisément ce que nos visuels cherchent à exprimer, explique Kaoutar El Afi. Par la couleur, la composition et la photographie, nous avons voulu bâtir un pont entre les luttes passées et les acquis présents, en offrant une perspective tournée vers un avenir où les femmes seront pleinement célébrées et représentées, Insha’Allah.”